Victoria Le Boloc’h-Salama            
Victoria Le Boloc’h-Salama (née en 1993, basée à Paris) est critique d’art indépendante, réalisatrice et productrice de podcast. Elle accompagne des artistes et développe des projets artistiques.Diplômée d’un master II de recherche en histoire de l’art (Paris I), elle est membre fondateur du collectif « Jeunes critiques d’art ». En 2017, elle co-fonde « Le Bruit de l’art », l’un des premiers podcasts natifs relatif à l’art contemporain en France où elle mène une quarantaine d’interviews jusqu’en 2021. Aujourd’hui, elle réalise des entretiens d’artistes et rédige des critiques et des textes d’expositions.
        En parallèle, elle écrit et réalise des podcasts pour des institutions à l’occasion d’expositions (Centre Pompidou, Fondation Cartier…) et participe mensuellement depuis 2021 au podcast culturel « L’esprit critique ».
        Depuis 2022, elle est rédactrice en chef et directrice de production du podcast « Chefs-d’œuvre en réserves » (LACME production x Beaux Arts Magazine).
        En 2024, Victoria Le Boloc’h-Salama présente le travail de l’artiste Carla Adra au 12e prix AICA France.
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Les « temps faibles » sublimés de Julian Simon


Critique d’exposition pour Jeunes critiques d’art


Texte

Julian Simon, Anna, 2017, huile sur toile,  20 x 20 cm © GALERIE CHLOE SALGADO


L’artiste allemand Julian Simon présente sa première exposition personnelle jusqu’au 22 décembre 2018 à la galerie Chloé Salgado à Paris. 




Un mauvais cadrage, un doigt sur l’objectif, une surexposition laissant perceptibles les seuls contours du modèle sont a priori autant d’éléments involontaires constitutifs de photographies « ratées ». Le sort de celles-ci est alors usuellement scellé. Autrefois mises de côté au développement, leur durée d’existence est désormais encore un peu plus réduite. À l’ère de la photographie numérique, le tri des clichés se fait directement sur l’appareil. La surconsommation d’images, l’hyperconnectivité et la fascination pour la célébrité sont autant de facteurs qui poussent à la mise en scène esthétique et au contrôle de l’image. Plus de place – non plus – pour la photo « quelconque », la photographie « des temps faibles », « où rien ne se pass[e] » et qui n’a « aucun intérêt, pas de moment décisif, pas de couleurs ni de lumières magnifiques, pas de petit rayon de soleil, pas de chimie bricolée […] » comme la définissait Raymond Depardon [1].

Ce sont pourtant ces photographies que Julian Simon, jeune peintre allemand de vingt-quatre ans, capture et transpose librement sur ses toiles. À l’occasion de virées nocturnes, il embarque avec lui son appareil photo jetable et prend des clichés à la volée. À mi-chemin entre le reporter et le paparazzi, de manière improvisée, il capte rapidement des instants, des « temps faibles » de lâcher prise dissous dans l’atmosphère des nuits berlinoises. Chacune des toiles présentées à l’occasion de cette première exposition personnelle cristallise des moments de rien où la moiteur des clubs, les volutes de fumées et de vapeurs d’alcool sont perceptibles par le visiteur. Seuls les vêtements modernes et l’environnement urbain permettent de situer approximativement ces scènes dans le temps et l’espace.

Léon, Louisa, Anna, Jean ou encore Malik, ses amis, sont capturés sans fard et figurent sur les œuvres auxquelles ils prêtent leurs noms. En les photographiant par surprise, d’un geste vif, puis en rejouant scrupuleusement la scène lors de sa transposition en peinture – en restituant jusqu’au au halo blanc formé par un de ses doigts devant l’objectif de l’appareil – Julian Simon se positionne, puis se représente dans la position ambivalente du voyeur. Par la photo, il documente les chroniques nocturnes auxquelles il prend part et certifie les avoir vécues. Par la peinture, il les articule et les possède de manière symbolique. Convertissant l’anecdote en image, il la manipule grâce à la peinture, il érige alors ces instants volés au rang d’événements, leur conférant « une espèce d’immortalité (et d’importance) dont il[s] n’aurai[en]t jamais joui autrement [2] » comme l’écrit Susan Sontag à propos de la photographie dans son essai Dans la caverne de Platon.

Vues seules ou prises comme ensemble lors de la visite de l’exposition, ces peintures sont autant de maillons fictionnels. Sans lien entre elles, ces toiles peuvent être perçues comme des fragments anodins de vie suspendus qui s’articulent alors comme une ou des histoire(s). Chaque sujet accidentel, photographié puis peint, est une proposition de fascinations potentielles et de narrations à reconstituer pour le regardeur. Grâce à leur représentation fragmentée, ces instants anecdotiques sont autant d’ouvertures au champ fictionnel, à des images mentales illimitées, antérieures ou futures.

Leur transposition picturale les fait naître à travers une autre technique. En reproduisant ses photographies argentiques selon la technique du fa’ presto – née en Italie au XVIIe siècle, cette technique consiste à recouvrir préalablement la toile d’un fond coloré uniforme pour d’obtenir un résultat spontané et expressif à la manière d’un Fragonard – la peinture de Julian Simon devient le théâtre d’un dialogue actualisé entre peinture et photographie sur le thème du réalisme. Cette superposition des techniques contenue dans ses tableaux fait ainsi écho à l’histoire commune de ces deux médiums. Face à l’avènement de la photographie et l’adaptation des nouvelles technologies mécaniques, les avant-gardes – peintres abstraits et artistes surréalistes entre autres – pensaient que toiles, pinceaux et représentations traditionnelles n’offraient plus de possibilité de renouvellement. Le nouveau réalisme, du pop art, de la figuration narrative ou encore de l’hyperréalisme provoquèrent une remise en question de toutes les valeurs de la peinture réaliste et des formes devenues désuètes en injectant de nouveaux modes de représentations. En explorant le « peindre » et le « comment peindre », il était question de traduire la réalité de leur époque, renouant ainsi avec l’acte primitif du peintre.  

C’est ce que tente de faire Julian Simon. Par le sujet représenté, mais aussi par les techniques utilisées, ses toiles font le portrait morcelé et pluriel de la « génération Y ». Elles documentent non seulement des comportements d’individus nés entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990 par les sujets représentés, mais aussi par les techniques employées, mettent également en lumière la nécessité – ici artistique et humaine – de redéfinir et de renouveler les rapports à l’image et au réel.  À contre-temps d’une surexposition idéalisée et frénétique entraînée par Internet, Julian Simon réalise des images « quelconques » dont l’existence fragile s’étire dans le temps long du développement argentique, puis dans la touche picturale minutieuse. Loin du spectaculaire, la peinture de ces « temps faibles » est une réflexion sur la figuration et le réalisme, mais aussi un regard parcellaire et décalé sur des expériences de vie et des habitudes de digital natives, par l’un d’eux.



Julian Simon, Overexposure, première exposition personnelle
Galerie Chloé Salgado, 61 rue de Saintonge, Paris IIIe 
Jusqu’au 22 décembre 2018.

English version here




[1] Raymond Depardon, « Raymond Depardon. Pour une photographie des temps faibles », propos recueillis par André Rouillé, Emmanuel Hermange et Vincent Lavoie, La Recherche photographique, « Les Choses », n° 15, automne 1993, p. 80.

[2] Susan Sontag,  « Dans la caverne de Platon », Sur la photographie, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 2008, p. 26.