Victoria Le Boloc’h-Salama            
Victoria Le Boloc’h-Salama (née en 1993, basée à Paris) est critique d’art indépendante, réalisatrice et productrice de podcast. Elle accompagne des artistes et développe des projets artistiques.Diplômée d’un master II de recherche en histoire de l’art (Paris I), elle est membre fondateur du collectif « Jeunes critiques d’art ». En 2017, elle co-fonde « Le Bruit de l’art », l’un des premiers podcasts natifs relatif à l’art contemporain en France où elle mène une quarantaine d’interviews jusqu’en 2021. Aujourd’hui, elle réalise des entretiens d’artistes et rédige des critiques et des textes d’expositions.
        En parallèle, elle écrit et réalise des podcasts pour des institutions à l’occasion d’expositions (Centre Pompidou, Fondation Cartier…) et participe mensuellement depuis 2021 au podcast culturel « L’esprit critique ».
        Depuis 2022, elle est rédactrice en chef et directrice de production du podcast « Chefs-d’œuvre en réserves » (LACME production x Beaux Arts Magazine).
        En 2024, Victoria Le Boloc’h-Salama présente le travail de l’artiste Carla Adra au 12e prix AICA France.
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Les voix dans le travail de Carla Adra Présenté à l’occasion de la nomination au prix AICA France de la critique d’art 2024, et en public le 10 octobre 2024 à l’Institut national d’histoire de l’art

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Texte



Carla Adra, Carnaval de Chambre, 2014-2024 © Carla Adra, Galerie Valéria Certraro


Carla Adra est une conteuse intranquille qui ouvre des interstices dans l’opacité du monde, qui aménage des zones d’incertitudes, et permet au jeu des intimités et des altérités de se déployer.




« Ça commence parfois par une inquiétude ou un malaise. On se sent en décalage. On a le sentiment de ne pas « être à sa place ». […] Quels sont les espaces, réels ou symboliques, qui nous accueillent ou nous rejettent ?[1] ». 
        Ces mots ne sont pas les miens, mais au moment où je me tiens face à vous, escortée par cette tenace appréhension que l’exercice impose, ma petite voix intérieure pourrait me les souffler. C’est vrai, qu’aujourd’hui, même si je prends ce micro, je sors du cadre intimiste des studios de podcast où je m’exerce habituellement, à donner à voir par ma voix. 
        Mais non, ces mots sont ceux de la philosophe Claire Marin, extraits de son essai bien nommé, Être à sa place. Et les œuvres de Carla Adra sont une réponse à la question posée par Claire Marin. Car oui, par son travail, cette plasticienne, performeuse et vidéaste propose, elle, de faire entendre le monde au travers de ce qui est donné à voir. Et quand je parle du monde, je parle des autres, du récit des autres et, en creux, du récit de soi qu’elle laisse percevoir pour celui qui veut.

Par son écoute et les cadres qu’elle met en œuvre, Carla Adra réhabilite des récits disqualifiés et déjoue les stéréotypes sociétaux. 
        Recueillies au hasard de rencontres comme dans Le Bureau des pleurs (2019) et Goodnight Daisies (2023), auprès de femmes de plus de soixante ans dans Sonde (2021), ou encore au travail, pour les employés du Palais de Tokyo dans La famille du Bureau des pleurs (2022), les paroles des uns ne valent pas plus que celles des autres et méritent d’être entendues, sans hiérarchie. De ces expériences performatives collectives, l’artiste extrait la matière brute des confidences dont elle se fait ensuite le porte-voix à travers des vidéos et des performances, où elle répète à l’identique les témoignages - hésitations et silences compris. Elle agit comme une passeuse : elle fait circuler une voix à travers son corps pour communiquer la mémoire d’une histoire et touche ainsi du doigt le fantasme d’être l’autre. Mais répéter, refaire, redire, c’est agir comme un double ou un miroir déformant, c’est donner à voir l’intimité de l’autre, et en creux la sienne. Mais répéter, refaire, redire, c’est agir comme un Spectre (2021). À l’instar de cette série de miroirs du même nom, ressemblant à des corps percés. 
        Le travail de Carla Adra fait mentir l’idée selon laquelle l’intime serait inaccessible du dehors ou que l’ensemble des intériorités qui constitue la « musique humaine » serait insondable. Elle fait de l’intime le terrain d’un échange avec l’autre, et l’art son point de rencontre. Son œuvre devient alors également le reflet de l’époque qu’elle habite. À l’occasion de la performance Je suis ta FM (2022-), l’artiste se fait l’amplificateur de ce que diffuse le poste de radio tenu entre ses mains. 
        La radio est un média qui créé un lien étroit, privilégié et simultané avec l’auditeur. Carla Adra s’en saisit alors comme médium et fixe ainsi des rendez-vous entre des solitudes timides. 
        En direct, elle prononce les phrases entendues et archive immédiatement un présent dupliqué, déjà vécu, déjà obsolète. 

Et de ce lieu marqué par l’intimité et la fragilité des autres, elle trouve sa propre voix.

Son Œuvre est un espace paradoxal où les paroles enfouies des autres se font face, tout en étant l’endroit d’une définition évolutive de l’artiste, par elle-même. Si vous prêtez l’oreille, vous entendrez un écho, comme une deuxième voix qui suivrait la première, où la parole de l’autre se confond de manière sibylline, à celle de l’artiste. 
        Loin du purement anecdotique, l’œuvre de Carla Adra est aussi faite de pensées cachées et de gestes secrets par lesquelles elle se dévoile. À l’occasion de l’exposition Carnaval de chambre (2024), comme une métaphore de la mise à nue, sont accrochés tout autour des murs les empreintes des masques de maquillages des proches de l’artiste. Au centre de la pièce, se joue en continu sur des dizaines d’Ipad, un brouhaha d’extraits vidéo du journal intime à la webcam de Carla Adra. Nous ne pourrons jamais entendre le fond de ses pensées, ni voir le visage naturel de ses proches. Mais, comme une araignée, l’artiste tisse sa toile et redéfinit, avec le regardeur, les contours de l’intime et du secret. Même chose, avec son œuvre Lettres sans retour (2017-2022), où elle expose, roulées et enchâssées dans des pièces en bois scellées, des missives qu’elle n’a finalement jamais envoyées à leurs destinataires. 

C’est donc à travers la voix des autres, que Carla Adra fait entendre la sienne de plus en plus distinctement, œuvre après œuvre. Dans ses derniers travaux, elle affirme même une pluralité de voix et se créée son propre chemin.    
        D’ailleurs Carla Adra a également le souci constant de conserver les traces de son passage dans chaque espace transitoire - physique ou intime - ; comme si elle voulait retenir ce que fatalement, le temps efface en s’écoulant. L’empreinte de la semelle devient le témoin et la preuve de notre existence, comme elle le matérialise dans son œuvre Les clés du sol (2019).
        Son univers psychique et imaginaire est tout entier contenu dans toutes ses cartographies mentales ou ses séquences audios diffusées lors de son exposition Se perdre sans peur (2024). Ces œuvres opèrent comme des sismographies inquiètes. Chambre d’ado (2024), Atelier, Cité Internationale des Arts (2024), Reims (2024) : l’artiste y énumère machinalement les souvenirs des espaces qu’elle a habités et qui l’ont habité. Autant de lieux qui deviennent les pièces d’une maison imaginaire, constituée des réminiscences de ses foyers successifs… Autant de réflexions nourries de son propre vécu et de son d’héritage familial frappés par les départs, les arrivées et l’adaptation entre l’Argentine, le Liban, le Canada, la France. 

Autant de réponses distillées à l’interrogation « qui suis-je ? ». 

La réponse est là : Carla Adra est une conteuse intranquille qui ouvre des interstices dans l’opacité du monde, qui aménage des zones d’incertitudes, et permet au jeu des intimités et des altérités de se déployer.
        Au détour d’un entretien, l’historien Romain Bertrand disait : « La règle est de n’avoir pas de place fixe. Il y a des gens qui sont persuadés qu’ils ont une place, [et] qui passent leur vie à lutter pour la conquérir et la conserver ». Être déraciné ou plutôt non-enraciné « cela ouvre en soi, une disponibilité à l’accueil d’une parole autre. La condition du jeu, et sa [seule] règle, c’est de n’être jamais à sa place[2] ». 
        C’est en cela que Carla Adra est une déracinée, une nomade. Et c’est en cela que je le suis aussi. Critique d’art, je m’efforce de revendiquer cette même place, tout en nuances, qui permet d’accueillir des voix étranges ou étrangères, de faire émerger des espaces intermédiaires, de faire entendre d’autres perspectives sur le réel. 
        Et même si cette position est fondamentalement mouvante, incertaine – oblique, ce que je peux vous dire, c’est qu’en vous exposant le travail de Carla Adra, je me sentie à « ma place » pour ce temps, désormais écoulé, de 6 minutes 40. 



[1] Claire Marin, Être à sa place. Habiter sa vie, habiter son corps, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2022.

[2] Mathieu Potte-Bonneville, « Romain Bertrand, un historien entre les monde », Magazine du centre Pompidou, 2021.